Jean-Jacques Le Joncour
Sculptures, peintures et installations artistiques
Le livre - Oh ! Navizence -Parlez-moi d'amour

PARLEZ-MOI D'AMOUR


M. voyait le bateau comme un lieu privilégié, une sorte de temple masculin qu'elle avait choisi pour qu'il devienne, le piège idéal où viendrait buter l'homme qu'elle désirait.

Elle entretenait depuis plus de 2 mois un courrier délicieusement anonyme et one way avec B. dont elle s'était amourachée par hasard et sans raison, ce qui ne manquait pas de l'agacer; c'est pour cela qu'elle avait imaginé toute une mise en scène qui devait l'amener finalement à entrer en contact avec son amant.

Elle venait au bateau l'après-midi, comme d'autres allaient au bistrot, et s'asseyait la plupart du temps sur la plus haute chaise de l'exposition baptisé "siège d'amoureux" par Jean-Jacques. C'est là, pendant qu'un photographe nettoyait son objectif, qu'elle eut l'idée d'un rendez-vous galant et le livre d'or posé sur l'un des tonneaux du bar ferait office d'intermédiaire.

Marc, le barman de l'après-midi, le feuilletait inlassablement en tirant sur sa pipe de quinquagénaire. Un jour, elle lui avait demandé de pouvoir emprunter le livre, et, sur l'avant dernière page écrite, elle avait simplement noté à la plume noire :
Sur la chaise qui te parlera d'Amour, je me suis embarquée !
Signé : M.

Par courrier B, elle avait envoyé du côté de la mer lémanique, dans une enveloppe parfumée, cet autre message :
"Rendez-vous pour le rêve mon ami !
Dans l'exposition "Oh ! Navizence" le 3 septembre dès 10 heures.
Tu découvriras le fil d'argent dans le livre d'or de la Nina, en page d'août."
Elle savait que B. n'était jamais venu ici mais qu'il adorerait ce lieu si particulier; et le côté anonyme de ses lettres ne pouvait que l'attirer encore plus.>br>
Nous étions aujourd'hui le 3 du mois de septembre. Elle n'avait plus qu'à l' attendre. Une petite heure encore.
Ses yeux pétillants de mystère effleuraient les arbres gonflés.
D'où elle était assise, elle voyait tous les gens entrer.
Elle avait posé son verre de rouge du domaine Mercier sur le petit tonneau-table à sa gauche.
Le barman avait remis le CD au début, comme hier d'ailleurs.
Quelqu'un avait déposé une perruque blonde sur le volant du Massey Fergusson aujourd'hui silencieux.
Un jeune garçon aux cheveux noirs entra sans regarder autour de lui. Il s'installa au piano et commença un air triste sans prêter la moindre attention au CD qui atteignait son 3ème morceau. Il écoutait peut-être le ruisseau qui coulait à ses pieds.

Une fille au bar questionnait Marc qui tendait l'oreille comme un beau diable avant de gesticuler et de lui servir un café accompagné d'une patate au chocolat enrobé de papier d'alu sortie d'un micro-onde immonde. Sur le pont, à l'extérieur du bateau, un gamin de 10 ans lançait des cailloux en essayant de viser la gueule ouverte de la grenouille-flipper, tandis que son compère visait la traction-épave retenue à la Nina par une chaîne immensément rouillée.

Sur la chaise d'à côté, un nouvel occupant mâle était plongé dans la lecture d'un livre de Gaudi.

Elle observait tout cela de son piédestal de bois vert dont elle adorait caresser la texture lisse de l'accoudoir sous le plafond souple des toiles de parachute prêtes à s'envoler pour une poignée de rêve.

Et ce fût elle qui glissa dans une torpeur délicieuse pendant laquelle elle laissa son esprit flotter sur les volutes de son désir...

... Il entrera au travers des mille miroirs reflétant son image immense.
Elle aura soudain un peu peur.
Il s'arrêtera et regardera tout autour, la bouche légèrement entrouverte et sèche, comme après une longue route.
Elle remontera discrètement vers son visage le programme qu'elle tiendrait dans ses mains pour essayer de disparaître un peu.
Elle se sentira rougir et détestera cela.
Une mélopée indienne explosera dans sa poitrine tandis qu'une chaleur équatoriale s'installera comme à Formentera un soir de fête.
Il s'avancera vers le bar en traînant légèrement les pieds dans les graviers tout en lançant un bonjour machinal.
Il commandera une bière, celle qui déborde souvent du plastique transparent.
Le livre d'or, le message lu, tout se déroulera comme dans un film en accéléré et sans entracte.
Puis il se retournera pour croiser l'esquisse de son sourire câlin..."

Un bruit plus fort que l'amour la ramena brusquement sur la chaise qui avait pris deux heures de vie supplémentaires.
Son voisin lecteur venait de laisser échapper une onomatopée d'origine non contrôlée et haut-valaisanne, tandis que son verre se brisait à ses pieds.

Quand elle quitta le navire avec sa solitude, elle oublia complètement de graver son nom dans l'écorce fragile des arbres avant de glisser une pièce dans le parcomètre et de s'en aller par la brèche béante de la Nina.





HAUT DE PAGE



pierre de la Navizence